Fin du recensement obligatoire… quelles conséquences pour les sondeurs?
La nouvelle, publiée en pleine effervescence de l’après-G20, n’a pas fait beaucoup de bruit. Le 29 juin dernier, on apprenait ainsi que la version longue du questionnaire de recensement, habituellement envoyé à 1 ménage sur 5, ne comportera plus de participation obligatoire (voir l’article de Cyberpresse).
Il sera plutôt remplacé par une enquête à participation volontaire, soit l’enquête nationale auprès des ménages, qui ciblera le tiers des ménages canadiens. En revanche, la version courte du recensement demeurera obligatoire.
Les conséquences de cette décision seront dommageables pour toute l’industrie du sondage. Voici pourquoi.
Comme je l’expliquais dans mon précédent billet, nous utilisons les caractéristiques connues de la population pour pondérer les données de sondage. Or, plusieurs données relatives aux «caractéristiques connues de la population» sont directement issues… de la version longue du questionnaire de recensement! Le fait que cette enquête à participation obligatoire devienne facultative aura un effet certain sur le taux de réponse, diminuant ainsi la fiabilité des données et, par conséquent, la précision des sondages.
L’Institut de la statistique du Québec (ISQ) a d’ailleurs pris position hier sur les impacts de ce changement pour le Québec. Comme je ne saurais mieux l’expliquer en mes propres mots, je me permets de reprendre quelques extraits (voir l’analyse intégrale) :
Les impacts sont importants et concernent notamment trois dimensions de la qualité de l’information statistique : fiabilité, comparabilité et cohérence.
Tout d’abord, compte tenu du caractère facultatif de la nouvelle enquête, une diminution des taux de réponse est appréhendée. Cela laisserait présager une perte de la fiabilité des statistiques produites. […]
Une perte de comparabilité pourrait également être observée à l’égard des statistiques relatives aux caractéristiques de la population obtenue au fil des ans. […]
Enfin, il pourrait être difficile pour Statistique Canada d’assurer la cohérence des statistiques produites à la suite de la nouvelle enquête facultative avec celles produites à l’aide du questionnaire court du recensement de 2011 […]
Ce questionnaire court obligatoire, rappelons-le, ne contient que 4 variables sociodémographiques : âge, sexe, état matrimonial et langue maternelle. C’est insuffisant pour les besoins liés à la pondération des données (voir la version 2011 du questionnaire court – à la suite du recensement sur l’agriculture).
Il n’y a pas que les sondeurs qui redoutent l’impact de cette décision, vous vous en doutez. Plusieurs groupes ont d’ailleurs fait connaître leur insatisfaction. Par exemple :
- L’Association canadienne des professeures et professeurs d’université exige que le gouvernement fédéral revienne sur sa décision en mentionnant les «conséquences désastreuses que cette mesure aura sur la compréhension scientifique de la société canadienne et sur la capacité de prendre des décisions éclairées relatives aux politiques sociales et économiques.»
- Le Commissaire aux langues officielles a entrepris une enquête sur la question en soulignant son inquiétude à l’égard «des répercussions possibles que pourrait avoir cette décision sur la vitalité des communautés de langue officielle et l’application de la Loi sur les langues officielles.»
- La Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ) a également fait part de sa «consternation [à l’égard de] la décision du gouvernement fédéral.»
- Même le milieu des affaires s’est joint au débat pour dénoncer ce changement.
Les raisons évoquées par le gouvernement pour justifier cette décision sont pour le moins nébuleuses. Selon un article du quotidien Le Devoir, le ministre de l’Industrie, Tony Clement, parle de préoccupations liées à la vie privée et va même jusqu’à remettre en question la fiabilité des informations du recensement sous prétexte que les citoyens étaient obligés de répondre au questionnaire…
Ce qu’il semble ignorer, c’est que sa décision (prise semble-t-il sans aucune consultation des principaux utilisateurs des données du recensement) aura des conséquences encore pires sur la fiabilité des données. Et c’est sans compter que la nouvelle formule coûtera plus cher aux Canadiens puisque le questionnaire sera envoyé à un plus grand nombre de ménages : un «petit» 30 millions $ de plus, selon Cyberpresse…
7 réponses à “Fin du recensement obligatoire… quelles conséquences pour les sondeurs?”
Tony Clement apporte de l’eau au moulin des supporteurs du principe de Peter. Interrogé sur sa décision d’abandonner le recensement obligatoire, il a invité les statisticiens à pondérer leurs échantillons. Il a sans doute oublié que pour la pondération les statisticiens utilisent justement les données de recensement. Voir:
http://fullcomment.nationalpost.com/2010/07/15/national-post-editorial-board-leave-the-long-form-census-alone/
Vous devriez expliquer cela au Fraser Institute. Ça ne semble pas franchir le commencement du début de leur réflexion sur les conséquences négatives de la fin du recensement long obligatoire 🙁 http://bit.ly/axfquH
Hier, dans, un geste d’une grande dignité et d’un rare courage, le statisticien en chef de Statistique Canada a préféré quitter ses fonctions plutôt que d’avaliser la décision du gouvernement, spécifiquement sur cette question. Il a publié sa lettre de démission sur le site web de statcan.ca, mais le gouvernement a décidé de la retirer et de la remplacer par un communiqué laconique:
« Avis aux médias : Recensement de 2011
Le 16 juillet 2010
OTTAWA — Statistique Canada n’est pas en mesure de répondre aux questions concernant les conseils donnés au ministre par rapport à ses récentes déclarations. » (http://www42.statcan.ca/smr09/smr09_019-fra.htm)
Cette pleutrerie mériterait d’être dénoncée si elle n’était pas aussi risible: on trouve cette lettre à profusion sur le web. Je me permet donc d’ajouter ma contribution: voici la lettre de démission du Statisticien en chef (Statistiques Canada), disparue du site officiel, que je me fais un malin plaisir de publier sur tous les sites qui auront la grâce de bien vouloir la retransmettre:
« Le 21 juillet 2010
OTTAWA — Il y a eu beaucoup de discussions dans les médias au sujet du Recensement de la population de 2011.
Il y a eu également des remarques sur les conseils que Statistique Canada et moi-même avons donnés au gouvernement à ce sujet.
Je ne peux divulguer ni faire de commentaires sur ces conseils parce que cette information est protégée par la loi. Toutefois, le gouvernement peut rendre cette information publique s’il le souhaite.
J’ai toujours honoré mon serment et mes responsabilités en tant que fonctionnaire, ainsi que celles qui découlent de la Loi sur la statistique.
J’aimerais profiter de l’occasion pour faire un commentaire sur un aspect technique d’ordre statistique qui est devenu sujet de discussion dans les médias. Cela est relatif à la question si une enquête volontaire peut remplacer un recensement obligatoire.
Elle ne le peut pas.
Dans les circonstances, j’ai présenté ma démission au Premier ministre.
Je veux le remercier de m’avoir donné l’occasion de le servir en tant que statisticien en chef du Canada, à la tête d’un organisme qui est un symbole de fierté pour notre pays.
À vous, hommes et femmes de Statistique Canada, merci de m’avoir donné votre plein soutien, ainsi que de votre dévouement à servir les Canadiens. Sans votre contribution, jour après jour, à produire des données de la plus grande qualité, le Canada n’aurait pas cette organisation qui est notre fierté.
Je veux aussi remercier les Canadiens. Nous nous souvenons, chaque jour, que c’est parce que vous nous fournissez vos renseignements que nous pouvons fonctionner en tant qu’organisme statistique. Je joins un précédent message que j’ai envoyé aux Canadiens à ce sujet.
En terminant, je souhaite ce qu’il y a de mieux à mon successeur. Je promets de ne pas commenter sur la façon dont il devrait faire son travail. Je souhaite sincèrement que le professionnalisme de mon successeur aidera à faire fonctionner cette remarquable organisation, tout en défendant sa réputation.
Munir A. Sheikh »
Je termine en disant que je ne suis que partiellement d’accord avec Julie. Certes, les conséquences de cette décision seront dommageables pour toute l’industrie du sondage, mais pas SEULEMENT pour l’industrie du sondage. C’est toute l’élaboration des politiques publiques, souvent basées sur le rencesement, qui risque d’en souffrir. Cette décision du gouvernement sera coûteuse mais fort probablement impossible à calculer.
La majeure partie de ce questionnaire est effectivement utile, certaines questions forcent peut-être un peu les limites du respect de la vie privée par contre… Personnellement je n’aimerais pas qu’un employé gouvernemental vienne me questionner sur mes préfèrences sexuelles ou religieuses et avoir obligation légale de lui répondre.
Divers groupes et le premier ministre lui-même avaient déjà manifesté leur désacord publiquement concernant certains questions. Je ne sais pas s’il y a eu des demandes spécifiques faites à Stats Can dans leurs fameuses rencontres (qui sont confidentielles, c’est presque drôle)… Mais ils savaient déjà qu’ils étiraient un peu l’élastique.
Dans l’industrie du sondage, on se modère de poser des questions trop indiscrètes d’abord parce que les gens refuseraient de répondre, mais aussi par simple respect pour les gens qui nous donnent leurs opinions et leur temps. Malgré le caractère obligatoire du recensement, Stats Can devrait montrer le même respect.
Abolir le questionnaire long est un peu raide, mais ce n’est pas comme si l’élastique était pété pour toujours… Le débat actuel devrait permettre de « refocuser » le recensement sur ce qui le rend vraiment utile en modérant l’enthousiasme de certains fonctionnaires qui débordent un peu de leur mission.
Si le retour d’un questionnaire long obligatoire et raisonnable n’est pas pour 2011, ca sera pour 2016… Après tout bien des pays se contentent d’un recensement par 10 ans.
Bonne idée d’écrire un billet sur un sujet près de votre travail et aussi important(/inquiétant!).
Les commentaires ont bien complété et sont intéressants. Y a-t-il quelque chose que l’on peut faire pour montrer notre insatisfaction face à cette décision ?