Un léger manque d’éthique

Un léger manque d’éthique

1-Poisson-ethiqueÀ la fin de ce billet, vous comprendrez que «léger» est un euphémisme. En fait, je suis carrément soufflée par ce qui est, ni plus ni moins, que de la concurrence déloyale. «Welcome to the real world, m’a dit l’un des patrons de SOM, ça arrive tout le temps». C’en était fait du peu de naïveté et d’idéalisme qu’il me restait.

L’appel d’offres
Récemment, nous avons perdu un appel d’offres au profit d’une firme concurrente. Jusque-là, rien d’anormal : on ne peut pas tous les gagner! L’appel d’offres, en provenance d’un organisme gouvernemental, requérait les services d’une firme pour effectuer un sondage auprès d’une tranche plutôt rare de la population. Pour réduire les coûts, l’appel d’offres spécifiait qu’une partie de la collecte des données devait s’effectuer par internet, auprès d’internautes recrutés de façon aléatoire. En principe donc, exit les panels d’internautes volontaires. Mais pour nous en assurer, nous avons communiqué avec le mandant. Voici sa réponse, fournie à tous les soumissionnaires :

Question
Au point 2.1.17 Stratégie de cueillette, approche Web, il est précisé que l’échantillon d’adresses Web doit être probabiliste. Ne pas respecter ce critère est-il une condition de disqualification?

Réponse
Oui, c’est une condition de disqualification, car il est bien écrit : «l’utilisation d’échantillons constitués de volontaires n’est pas accepté, ni un échantillon constitué par l’agrégation de sous-groupes.»

Comme nous sommes la seule firme québécoise à proposer un panel d’internautes recrutés exclusivement de façon aléatoire, nous avons été un peu surpris du choix de l’organisme gouvernemental. Mais bon, les choses changent vite parfois. Peut-être que cette firme, reconnue pour offrir un panel de volontaires, offre maintenant un service équivalent au nôtre. Comme nous en doutions fortement, nous avons décidé de tester le tout. Voici comment.

Création d’une identité fictive et inscription volontaire au panel du concurrent
À l’aide d’un véritable compte gmail mais d’un personnage tout à fait fictif, nous avons abonné «Amanda» aux sondages en ligne de ladite firme. Évidemment, nous avons pris soin de lui donner les caractéristiques de la «population rare» recherchée par l’organisme gouvernemental. Ensuite, nous avons attendu. Pas plus compliqué que ça.

Invitation à participer au sondage de l’organisme gouvernemental
Rapidement, nos doutes ont été confirmés. «Amanda» a reçu une invitation (courriel) pour participer au sondage de l’organisme gouvernemental qui, je le rappelle, mentionnait explicitement vouloir des répondants recrutés de façon aléatoire. «Amanda» a donc répondu au sondage en prenant soin de conserver les preuves de la supercherie (compte de courriel, invitation à répondre au sondage, captures d’écran du sondage, etc.).

Démarches auprès de l’organisme gouvernemental
Nous avons évidemment communiqué avec l’organisme gouvernemental pour lui faire part de nos découvertes et… de notre frustration. Perdre un contrat aux mains d’un concurrent qui joue franc jeu, c’est la vie. En perdre un contre quelqu’un qui promet un échantillon purement aléatoire (donc plus coûteux à recruter), mais qui utilise un panel à participation volontaire, c’est triplement fâchant. C’est d’abord fâchant pour l’entrepreneur honnête et rigoureux qui n’a aucune chance de gagner un appel d’offres dans ces conditions; c’est fâchant pour l’organisme qui a commandé le sondage puisque la fiabilité et la validité de ses données sont remises en question; c’est aussi fâchant pour le contribuable qui voit des fonds publics dépensés (gaspillés?) pour un sondage qui perd toute crédibilité scientifique.

Réponse de l’organisme gouvernemental
Dans un premier temps, l’organisme gouvernemental nous a mentionné que son service juridique examinait le dossier. Voici ensuite la réponse qu’on nous a fait parvenir par courriel:

Je viens vous donner quelques nouvelles et vous remercie encore de nous avoir fait parvenir votre information. Je puis vous dire que [l’organisme gouvernemental] s’est assuré que toutes les entrevues web de notre projet proviendront bien d’un échantillon aléatoire d’adresses web obtenues par téléphone, tel que le définissait notre appel d’offres.

Fin de l’histoire. Aucune excuse. Aucune considération pour la rigueur. C’est sans compter que l’organisme gouvernemental en question n’a probablement aucun moyen de «s’assurer que toutes les entrevues web proviendront bien d’un échantillon aléatoire d’adresses web obtenues par téléphone».

Et vous savez ce qui est le comble du ridicule? «Amanda» continue de recevoir des invitations pour participer à des sondages en ligne… Non, ce n’est pas un poisson d’avril.

8 réponses à “Un léger manque d’éthique”

  1. La réponse que vous a fait parvenir l’organisme ne visait pas à vous informer. L’organisme voulait seulement se protéger de ses propres conneries et mettre le couvert sur une marmite plutôt gênante.

    En passant, Amanda a maintenant des amis (es) sur le panel de volontaire de la firme en question. Histoire à suivre!

  2. L’organisme se targuera surement d’avoir été rigoureux parce qu’il a fait le sondage à partir d’un échantillon aléatoire…

  3. @ Pierre Lemieux

    Ici c’est l’État qui a été berné et c’est la firme privée qui a trompé, fraudé ou volé. On peut peut-être reprocher à l’oganisme de ne pas entamner de poursuite judiciaire, mais de là à ne blâmer que la victime…

    P.S. Êtes-vous le Pierre Lemieux de l’Énap? Si oui, je ne suis pas étonné que vous blamiez la victime (l’État) et non le fraudeur (le privé)!

  4. En fait, M. Sauvé a raison. Ce que je voulais d’abord dénoncer, avec ce billet, c’est le comportement de cette firme. Je ne remets pas en question la bonne foi de l’organisme gouvernemental qui a fait un choix à partir des différentes offres de service qu’elle a reçues. Comme pour beaucoup d’appels d’offre, le choix du fournisseur s’effectue à partir d’un texte seulement – et d’un prix, bien sûr.

    Par contre, j’ai été choquée que l’histoire s’arrête là. Une fois qu’on sait que l’appel d’offres n’a pas été respecté (je crois bien l’avoir prouvé de façon claire dans ce billet), l’inaction de l’État ne peut que décevoir.

  5. Cher Monsieur Sauvé,

    En me confondant avec l’économiste et écrivain Pierre Lemieux vous me faites un grand honneur. Malheureusement, mon ami Pierre Lemieux n’est pas professeur à l’Enap. Par contre, si c’est moi que vous visiez par votre commentaire, je vous répondrai que seul des gens très confus et sans rigueur peuvent se faire vendre un panel aléatoire par une firme qui n’en a pas. Désolé, mais j’ai cru comprendre que vous sollicitiez mon avis!

    Pierre Simard, professeur à l’Enap

  6. Le problème que l’on remarque ici et que l’on rencontre dans beaucoup d’appels d’offre est que l’acheteur ne se fie qu’à ce qui est écrit dans la soumission des fournisseurs.

    Les fournisseurs malhonnêtes (j’écris «les» parce qu’ils sont très nombreux») écrivent ce que l’acheteur «veut» lire afin de ne pas être disqualifiés et obtenir le maximum de points à l’évaluation, même s’ils savent qu’ils ne répondront parfaitement aux exigences de l’acheteur.

    Le problème est que l’acheteur ne vérifie pas ce que le fournisseur promet (peut-on ici rappeler l’affaire Rapaille-Labeaume pour en faire la preuve). L’acheteur, parce qu’il ne lit que ce qui est écrit et prend celà pour acquis, se fait passer un beau sapin.

    Ceci dit, certains acheteurs prennent les moyens pour casser les contrats sous prétexte de fraude (e.g. Labeaume vs Rapaille) mais d’autres, sous prétexte que c’est compliqué, laissent border. Malheureusement, la majorité des acheteurs logent sous cette dernière enseigne et c’est pour celà qu’on se retrouve avec tant de fournisseurs malhonnêtes sur le marché.

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